Publiée en 1899 [1], cette observation complétée par sept autres anesthésies rachidiennes, dont une pratiquée sur lui-méme et une sur son assistant Hildebrandt, entraina un grand enthousiasme en France et aux Etats-Unis. Bier fut déclaré l’inventeur de la technique.Cependant, dès 1901, Léonard Corning, neurologue américain, contesta la priorité du chirurgien allemand dans le domaine de l’anesthésie rachidienne.En fait, en 1885, Corning avait publié "a spinal anesthesia and locai medication of the cord" [2] pratiqué sur un homme par injection locale de cocaine après l’avoir pratiqué sur le chien. Ne pouvant approcher la moelle sans enlever l’arc vertébral postérieur, Corning injecta la solution de cocaine dans l’espace inter-épineux D11D12 en espérant que la cocaîne serait absorbée par les petites veines qui longent le canal vertébral et transportée jusqu’à la moelle. ll obtint au bout de vingt minutes une anesthésie des membres inférieurs, de ia région lombaire et des organes génitaux externes, sans pénétrer dans l’espace sous-arachnoidien. Peut- étre venait-il de réaliser la première anesthésie péridurale. La comparaison des deux observations historiques de Bier et de Corning permet d’établir une différence fondamentale.
BIER (1898) | CORNING (1885) | |
---|---|---|
Mode d’injection | Ponction lombaire | Injection inter-épineuse |
Présence de LCR | + | 0 |
Dose de cocaîne | 15 mg | 120 mg |
Délai d’action | Entre 2 et 12 minutes | > 15 minutes |
Effets secondaires | Vomissements sévères Céphalées |
Céphalées violentes Vertiges légers |
Il s’agit donc d’une anesthésie rachidienne pour Bier et d’une anesthésie extra rachidienne pour Corning. Ceci est d’autant plus certain que la ponction lombaire, découverte simultanément par Winter en Angieterre et Quincke en Allemagne en 1891, n’était pas connue de Coming.La polémique Bier /Corning, qui alimente les journaux médicaux américains et allemands du début du siècle, est provoquée par l’immense succès que connait la technique de Bier tant en Allemagne qu’en France et aux Etats-Unis.En France, en mai 1899, Sicard expérimente les injections intrarachidiennes de nombreux produits chez l’homme et le chien, y compris la cocaine.Puis en novembre 1899, le chirurgien T. Tuffier publie la description magistrale de "I’anesthésie médullaire chirurgicale par injection sous-arachnoidienne lombaire de cocaîne" [3] s’appuyant sur la méthode de Bier . Il décrit de façon exhaustive et illustrée toutes les étapes de la procédure. Le matériel utilisé aiguille de platine et seringue de Pravoz, la préparation et la stérilisation de la solution de cocaàŽne, la technique opératoire avec la position du patient, les repères anatomiques et les gestes du chirurgien , la dose injectée, le délai d’action, le niveau d’analgésie, les incidents et échecs, les accidents surtout les vomissements et les céphalées postopératoires, les indications (chirurgie des membres inférieurs et du petit bassin), les contre-indications (les femmes hystériques et les enfants). ll a déjà opéré 60 patients devant des collègues français ou étrangers qui le considèrent comme le brillant champion de l !anesthésie rachidienne.En décembre 1899, Matas publie la première anesthésie spinale américaine qu’il réalise à la Nouvelle Orléans. Il fut également le premier à injecter de la morphine (en quantité infinitésimale) associée à la cocaine dans l’espace sous arachnoidien. En 1900, ii précise les indications de l’anesthésie rachidienne et retient les adultes, les patients ou les interventions pour lesquels l’anesthésie locaie ou locorégionale est insuffisante, les insuffisants respiratoires et les opérations de durée < 1h30. Puis Goldan, également américain, se préoccupe d’avoir un matériel adéquat, performant et spécifique à l’anesthésie rachidienne et insiste sur la nécessité d’obtenir des observations complètes relatant le déroulement de chaque cas pour pouvoir évaluer la méthode. ll propose des critères de surveillance toujours en vigueur de nos jours.
Enfin, les statistiques arrivent et les accidents publiés font reculer Bier lui-méme qui ne comprend plus l’enthousiasme de Tuffier . Six ou huit morts sont à dépiorer sur deux mille injections sous arachnoidiennes alors que l’on relève un mort sur deux mille chloroformisations et un sur sept mille éthérisations d’après Reclus.En conclusion, dans le tournant du siècle, la technique et les complications de la rachianesthésie sont connues et décrites. Les auteurs s’accordent sur l’origine des céphalées postopératoires comme étant bien la fuite du LCR et essaient de la limiter. Le mécanisme d’action des anesthésiques locaux, la physiologie de l’anesthésie rachidienne restent à explorer ; la mise au point d’autres anesthésiques locaux sera nécessaire ; la prévention et le traitement des complications sera à inventer.Mais déjà , les perspectives d’avenir paraissent immenses à ces chirurgiens souvent confrontés à une anesthésie générale par l’éther ou le chloroforme qu’ils ne maitrisent pas et leur donne de "terribles alertes". L’anesthésie rachidienne leur apparait comme "simple, facile, prompte et sans danger, nécessitant des doses infinitésimales de poison et permettant une restitution ad integrum qui se fait graduellement, métamériquement et d’une manière complète" [4].
Bibliographie
– 1. A. Bier . Versuche uber Cocainisirung des Ruckenmarckes. Deutshe Zeitschrift fur chirurgie 1899 ; 51 ; 361.9.
– 2. L. Corning. Spinai anaesthesia and local medication of the cord. NY med journal. Oct 31.1885.
– 3. T. Tuffier . Anesthésie médullaire chirurgicale par injection sous-arachnoidienne lombaire de cocaîne. Techniques et résultats. La semaine médicale. 18 nov 1899.167-169.
– 4. Cadol (Thèse) Paris 1900. L’anesthésie par les injections de cocaine sous l’arachnoide lombaire.