LE MéDECIN SPéCIALISé EN ANESTHéSIE
Par le Docteur LAQUERRIERE
Electroradiologiste honoraire des Hôpitaux de Paris.
Professeur à l’Université de Montréal
Le premier numéro de 1942 du Concours Médical contient deux articles sur l’anesthésie.
Le premier concerne les dentistes et je ne saurais trop approuver son affirmation que l’anesthésie générale doit étre réservée au médecin : une anesthésie générale, pour étre pratiquée sans danger, comporte comme temps préalable indispensable l’examen du coeur, de la tension artérielle, des poumons ; je ne sache pas que les chirurgiens-dentistes aient été initiés à I’auscultation et cette constatation me parait suffisante, sans qu’il soit besoin d’insister, pour légitimer cette interdiction.
Dans l’autre article Pierre Douriez, sans émettre une opinion formelle. risque timidement : « D’aucuns ne prétendent-ils pas que l’anesthésie devrait étre une véritable spécialité, car elle nécessite des connaissances et une discipline particulières ? ». Si l’auteur paraît disposé à ce qu’on ne permette plus à une simple infirmière de donner l’anesthésie, c’est surtout, semble-t-il, parce que la dichotomie étant désormais interdite, il importe de trouver un moyen de faire participer le médecin traitant aux honoraires chirurgicaux ; mais il ne se prononce pas sur la création de médecins spécialisés en anesthésie.
Il y a là cependant une question très importante au sujet de laquelle je voudrais faire quelques remarques.
Il me semble que l’anesthésie locale doit étre pratiquée ou dirigée par le chirurgien : seul il se rend compte de ce qui se passe dans le champ opératoire et c’est à lui seul qu’appartient le soin de décider si des injections supplémentaires sont nécessaires.
L’anesthésie générale par contre comporte des risques plus grands et le plus souvent est utilisée pour des opérations plus compliquées ; l’opérateur ne peut la faire lui-méme : il ne peut ni tenir le masque sur le nez du malade ni surveiller comment le patient réagit. Il est donc forcé de recourir à un tiers.
Il y a lieu de se demander qui doit étre chargé de cette besogne ?
Un chirurgien qui opère toujours avec la méme substance anesthésique, qui a l’habitude d’examiner lui-méme le coeur de son opéré avant de le soumettre à l’action du soporifique et qui garde toute la responsabilité, peut avoir toute confiance dans tel ou tel aide, médecin ou non médecin, qui lui est familier et auquel l’expérience lui a montré qu’il pouvait se fier. Ce méme chirurgien peut accepter que cet aide soit remplacé éventuellement par un omnipraticien, non spécialement entraîné. Tout médecin, à mon avis, doit savoir utiliser les procédés les plus courants et surveiller le sommeil ; il n’a pas cependant la maestria que confère un exercice journalier. L’opérateur, forcé de lui confier le soin d’endormir, sera peut-étre inquiet la première fois, mais après essais prendra confiance en son confrère ; néanmoins il regrettera peut-étre parfois que cet aide, se livrant seulement de temps à autre à ce travail et par conséquent moins expert remplace la personne à laquelle il se fie tous les jours.
En tout cas, il faut accepter que dans les opérations d’urgence ou dans les petites installations chirurgicales on fasse-comme on peut et qu’on y utilise des anesthésistes non médecins ou médecins non spécialisés. Je pense par contre qu’il y aurait tout intérét à ce qu’il n’en soit pas de méme dans les grands centres.
J’ai vécu en Amérique et j’y ai vu travailler les médecins anesthésistes de carrière, je voudrais les présenter au lecteur français.
Je prendrai comme exemple ceux de l’hôpital Notre-Dame de Montréal, hôpital auquel j’appartenais : alors que la pharmacie, ce qui me paraît une grave erreur, était complètement abandonnée à des religieuses ou à des infirmières n’ayant aucun titre à cet emploi, c’était uniquement à des médecins qu’étaient confiées et recherches biologiques, méme les plus simples (comme la recherche de l’albumine dans les urines) et l’anesthésie des opérés.
L’anesthésie forme un « département » autonome avec un chef de service qui est l’égal du chirurgien en chef et quatre assistants. Tous ont des appointements convenables pour leurs âges respectifs. Tous doivent passer la matinée entière à l’hôpital ; pour le reste des vingt-quatre heures l’un d’eux est de garde de façon à ce qu’à n’importe quel moment du jour ou de la nuit il soit à la disposition des chirurgiens.
L’emploi de ces spécialisés présente de multiples avantages :
- L’opérateur consacre toute son attention à son intervention sans avoir à se préoccuper le moins du monde du degré de la narcose ou de l’état général de celui qu’il opère. En cas d’accident sa responsabilité est entièrement dégagée.
- L’anesthésiste est un expert capable d’obvier immédiatement à tout incident et sécurité du malade est pleinement assurée.
- Pour les cas où l’on a quelque crainte sur la tolérance pour tel ou tel somnifère, une consultation préalable du chirurgien , de l’anesthésiste et au besoin du cardiologue, du neurologue ou de tout autre spécialiste, permet de choisir après étude et discussion quel est le procédé à utiliser.
- L’anesthésiste est au courant de toutes les méthodes, il peut employer n’importe laquelle d’entre elles, inhalation, injections, lavements qui sont connues. J’ai vu le chef anesthésiste de Notre-Dame aller passer plusieurs jours aux états-Unis pour étudier un procédé nouveau qui lui était signalé ; je l’ai entendu faire des communications qui apprenaient aux confrères les indications, les avantages, les inconvénients de telle substance nouvelle.
- Il est ainsi possible de profiter en toute sécurité d’une technique non encore utilisée jusque là et par conséquent de faire bénéficier les malades de tout progrès.
- L’instruction des étudiants et des jeunes médecins peut, en ce qui concerne l’anesthésie étre faite par une personnalité tout à fait compétente.
Je m’empresse d’ajouter qu’il existe un petit inconvénient ... mais d’ordre financier : l’anesthésiste réclame sans cesse des perfectionnements de son outillage, car il veut avoir à sa disposition le matériel nécessaire pour tous les systèmes connus. Je fus très impressionné lorsque pour la première fois je pénétrai dans la pièce qui, à l’étage des salles d’opérations, est réservée la resserre du matériel anesthésique. J’y vis de multiples charriots portant des systèmes compliqués d’obus à gaz, de tuyaux, de manomètres, de compteurs de débit, de masques, etc. Seulement il faut reconnaitre que les dépenses pécuniaires que nécessite ce luxe d’appareillage est une des conditions du progrès.
J’estime tout à fait souhaitable, la création d’un corps de médecins anesthésistes. Durant les années que j’ai passées dans la "Nouvelle France" j’ai personnellement, subi trois interventions et j’en ai fait pratiquer plusieurs sur ma femme et ma fille ; je n’ai jamais eu la moindre inquiétude au sujet de l’anesthésie parce que j’étais convaincu qu’elle serait pratiquée par le procédé le plus indiqué, avec le matériel le meilleur, et avec le maximum de compétences.
Mon expérience de ce qui se fait outre Atlantique m’incite donc à préconiser qu’en France tout centre chirurgical important possède un personnel de médecins spécialisés en anesthésie, touchant des honoraires assez importants pour que des individualités de valeur se consacre entièrement à cette spécialité. Cette innovation est propre à libérer les chirurgiens de toute préoccupation étrangère à l’acte opératoire, à assurer la plus grande sécurité possible aux opérés et à permettre le perfectionnement des méthodes.